« Hôtel de Crillon : choisir le vin puis créer le menu »
Le Chef Boris Campanella et le Sommelier Xavier Thuizat travaillent main dans la main à l’hôtel de Crillon. Ensemble, ils ont imaginé un concept totalement fou : dans leur restaurant étoilé, ce sont les vins qui donnent l’accord et dictent le menu. Rencontre avec deux hommes qui ont cassé les codes de la haute gastronomie.
Pouvez-vous nous présenter le concept du restaurant étoilé l’Ecrin ?
Boris Campanella :
A l’Ecrin, nous élaborons votre menu en fonction du vin que vous choisissez. Ce qui fait que nous n’avons pas de menu, nous créons pour chaque table une expérience sur mesure. D’ailleurs, aucune table ne mange la même chose.
Xavier Thuizat :
Le vin est le point de départ de la création du menu. Et c’est lui qui donne l’orientation. Ensuite, le chef épouse les contours du vin selon sa sensibilité. Nous avons décidé d’inverser la manière de penser le pairing, de mettre la bouteille au centre de la table. Je raconte l’histoire d’un vigneron, d’un lieu. C’est un exercice passionnant que nous sommes le premier restaurant gastronomique à proposer.
Au départ, les clients sont désarçonnés par cette approche ?
XT: La question que je pose aux clients quand ils sont installés est la suivante « qu’est-ce que vous voulez déguster ce soir ? Ils me répondent : mais qu’est-ce qu’on mange ? ». Je leur demande à nouveau ce qu’ils veulent boire. Au départ ils sont bouleversés, ils se demandent où ils ont mis les pieds ! (rires)
Concrètement, comment travaillez-vous ?
XT : C’est un travail de réflexion commun qui demande beaucoup de complicité. A partir de ce que les clients veulent boire, nous réfléchissons en « entonnoir ». J’appelle le Chef et on imagine ensemble le menu qui ira parfaitement avec la bouteille choisie. Le vin doit « potentialiser » ce que l’on va manger.
BC : On n’arrête pas de s’appeler, je dois l’avoir au téléphone plus que ma femme ! J’ai besoin de lui, il a besoin de moi. (rires)
XT : C’est du sur mesure et du direct. En plus des mets, il s’agit de jouer sur la cuisson de produits, la puissance des sauces.
BC : On déguste ensemble et pendant le service, Xavier descend souvent en cuisine pour goûter, ajuster, apporter de l’âme, me demander de corser un peu quand c’est nécessaire.
Quel est selon vous le secret d’un pairing réussi ?
BC : C’est de trouver l’équilibre parfait. Et c’est la relation entre Xavier et moi qui va permettre d’y parvenir. Xavier a le client en face de lui, moi j’ai les produits en cuisine. La liaison des deux fait que cela match bien.
XT : Il faut isoler les caractéristiques aromatiques du vin choisi. Construire une grille de lecture en fonction des arômes, de l’acidité, des tannins, de l’alcool. Une fois que l’on a ce schéma en tête, nous imaginons avec Boris ce qui va coller. Par exemple, si l’acidité est haute sur un vin blanc, nous allons le faire résonner avec une assiette qui apporte de la fraîcheur et de l’acidité : un côté végétal. A l’inverse, s’il y a très peu d’acidité dans le vin, nous allons chercher le volume, le gras, l’aspect beurré dans l’assiette.
Récemment un client vous a commandé un grand Sauternes pour diner, quel menu avez-vous imaginé pour l’accompagner ?
XT : Quand un client vous demande un grand Sauternes, nos repères sont bouleversés. C’est une demande peu ordinaire pour construire tout le menu. Mais c’est génial car il faut se creuser la tête. A chaque fois, nous parvenons à trouver des combinaisons en modifiant nos recettes pour proposer quelque chose de grand.
BC : En l’occurrence, nous avions commencé par un foie gras poêlé avec du coing. Puis macaroni sauce blanquette, gratiné au parmesan avec son jus d’artichaut. Ensuite nous avions proposé une volaille (contisée) aux truffes. Un régal !
Que proposeriez-vous à un client qui commande une bouteille d’un Grand Cru de Saint Estèphe ?
XT : Il faudrait jouer à la fois sur l’aspect terreux, le coté très austère et l’acidité de Saint Estèphe. Des produits comme les escargots, la betterave, le foie gras seraient superbe.
BC : Betterave, anguille fumée, c’est magnifique avec un Saint-Estèphe ! Et ensuite une viande d’exception, par exemple le wagyu de Bourgogne.
XT : On pourrait faire fumer la viande au barbecue avec quelques sarments de vigne. On peut apporter un aspect fumé sur des vins de Saint-Estèphe et Pauillac. Alors que sur Saint Julien et Margaux, on se détend un peu.
"Les gens sont bluffés, c’est complètement dingue."
Y’a t-il un pairing que vous aimez particulièrement avec un Grand Cru de Bordeaux ?
XT : Château Figeac 2008, c’est monstrueux de fraicheur et ça marche formidablement bien avec notre civet de homard au fruit des bois.
BC : Pour imaginer ce plat, je suis vraiment parti d’un civet de lièvre. J’ai ajouté du gingembre confit, un peu de mélisse. Effectivement avec un Grand Cru de Saint-Emilion, c’est grandiose.
XT : Les gens sont bluffés, c’est complètement dingue. On les perturbe, car ils n’imaginent pas un vin rouge avec du homard.
BC : J’aime aussi beaucoup la tartelette à la rôtie, glacée au jus pour accompagner une bouteille de Château Clinet. Pour faire la rôtie, on utilise les abats de l’oiseau, une faisane ou un perdreau par exemple. L’oiseau est cuit entier, on enlève les abats et on les assemble avec des échalotes confites, des dés de foie gras, un peu de lard de Colonatta, du genièvre et de l’Armagnac. On monte l’appareil sur un canapé poêlé. On le passe au four à 150 degrés. C’est une folie ! A manger du bout des doigts.
Il y a-t-il des produits proscrits avec le vin ?
XT: Pour moi, il n’y a qu’un produit qui est un « no go », c’est le vinaigre. C’est un accord quasiment interdit car cela durcit l’acidité du vin, ça « marque ». Pour le reste, quand j’ai des freins sur certains plats, je pense immédiatement au saké. Le saké a été un coup de cœur gastronomique et professionnel (Xavier est samouraï du saké, il organise également chaque année le concours Kura Master) car il m’ouvre de nouvelles perspectives. Une palette aromatique que je n’avais jamais perçue dans le vin, et qui se marie parfaitement avec certains ingrédients tels que les coquillages.
Arthur Jeanne