Château Valandraud : Une Météorite à Saint-Emilion !
Dans un pays de culture viticole ancestrale, des Grands Crus peuvent-ils encore émerger de nos jours ? La promotion météorique du Château Valandraud, à Saint-Emilion, témoigne que des étoiles peuvent toujours éclore dans notre époque contemporaine. A l’occasion du 30ème anniversaire du domaine, Vintage retrace le parcours éblouissant et atypique, de ce Cru à l’histoire fascinante, qui bouscule les codes et quelques convictions.
La légende d’une startup née dans un garage
De grandes aventures ont démarré dans l’espace exigu d’un garage. On connaît tous la légende de certains géants de l’informatique, dans la Silicon Valley, mais une épopée analogue s’est produite dans le vignoble bordelais, à Saint-Emilion exactement.
A l’aube des années 90, Jean-Luc Thunevin et Murielle Andraud aspirent à changer de vie. Avant d’entreprendre cette mutation, Jean-Luc a déjà pas mal bourlingué. Né en Algérie en 1951, sa famille et lui déménagent plusieurs fois avant de poser leurs valises à Bordeaux. A 16 ans, il s’oriente pour devenir bûcheron, mais la rudesse du métier l’amène à s’arrêter en cours de formation. Il effectue ensuite son service militaire, au poste d’infirmier au sein d’un régiment parachutiste. A l’issue de celui-ci, il intègre le département commercial du Crédit Agricole, à Montpon-Ménestérol en Dordogne, non loin de Saint-Emilion et Pomerol.
Jean-Luc a alors 20 ans et, le week-end, parallèlement à son emploi au sein de la banque, il est le DJ de la discothèque « Le Tackouk » (qui signifie « la folie », en arabe). Durant ces années « disco », il rencontre Murielle, qui travaille comme aide-soignante à l’Hôpital de Libourne et, de leur union, naît leur fille Virginie.
Jean-Luc quitte l’agence bancaire en 1983, ouvre d’abord une boutique, puis le restaurant Le Tertre, considéré comme le premier Bar à Vins de Saint-Emilion. En quelques semaines, l’endroit devient « The Place to be », où l’on peut savourer des Grands Vins, accompagnés de plats simples et savoureux.
Sur son temps libre, Murielle participe aussi à l’entreprise qui devient un succès retentissant, et les encourage à se développer en ouvrant des caves, puis à devenir négociant en vins à Saint-Emilion, en 1988.
Ce parcours incite les tourtereaux à franchir un nouveau cap, en devenant eux-mêmes producteurs. « A force de vendre le vin des autres, nous avons eu envie de faire le nôtre ! », déclarent-ils, avant d’ajouter : « Nous avons fait du vin pour nos boutiques, pour nos restaurants, mais aussi pour nous faire plaisir. », puis de conclure : « Le vin nous paraissait un peu mystérieux, avec un côté presque religieux, ésotérique. C’était un rêve auquel nous voulions accéder ».
En 1990, ils s’endettent « à 100 % » pour acquérir 60 ares dans le vallon de Fongaban, près du Château Pavie Macquin. Cette terre argileuse, jugée sans grand potentiel viticole, est plantée de vignes trentenaires, et d’un potager. Mais le rêve fait rapidement place à des débuts difficiles. Ne possédant pas de chai, la première récolte est portée à la coopérative.
L’année suivante, ils achètent près d’un hectare supplémentaire à Saint-Sulpice de Faleyrens, quelques semaines avant un gel historiquement dévastateur. 75% de la récolte est perdue, cependant ils réussissent à vinifier quelques flacons de leur premier millésime, 1991 (1 280 bouteilles), apposant un nouveau nom dans le panorama du vignoble. Valandraud est baptisé en hommage à la topographie du site, qui est un « Val » ou vallon, associé au nom de Murielle « Andraud », dont le patronyme figure sur les registres de Saint-Emilion dès 1459.
Malgré les difficultés, le couple demeure habité par l’obsession de produire un Grand Vin. Le manque de moyens techniques les amène à déployer beaucoup d’énergie et à faire preuve de bon sens et d’imagination. Ils peuvent aussi compter sur quelques amis fidèles, notamment Alain Vauthier, du Château Ausone, qui les aiguillonne dans leurs péripéties. En absence de machines, ils trient, égrappent et écrasent les raisins à la main !
Ne disposant pas de cuves, ils vinifient en fûts de chêne neufs, pratiquent pigeages et remontages à « l’énergie musculaire ». Leur maison et leur garage font office de chai. D’apparences rustiques, ces pratiques anciennes et minutieuses permettent de produire un vin hors norme, qui attire l’attention de leurs confrères et des journalistes.
La légende indiquerait que Florence Cathiard, du Château Smith-Haut-Lafitte à Pessac-Léognan, soit à l’origine du terme « Vin de Garage », pour qualifier Valandraud. Attirée par l’écho évoquant l’activité de deux fanatiques cultivant leur lopin de terre à Saint-Emilion, elle se rend sur place et est « bluffée » par leur approche. La vision des chais lui inspire spontanément une analogie, et elle déclare à son entourage que l’avenir appartient aux « Vins de Garage ». Une connotation artisanale, positive, et un terme qui va être repris et popularisé à l’international par le journaliste Michel Bettane.
Travail, audace et consécration
Les millésimes se succèdent et les méthodes avant-gardistes du couple permettent d’imprimer un style puissant et précis à leur vin, qui séduit la critique. Le célèbre dégustateur américain Robert Parker décèle le potentiel et l’inscrit comme un domaine à suivre, dès le millésime 1992. Leurs nectars se vendent à des tarifs « haut de gamme », la clientèle en redemande.
En 1995, Murielle quitte son emploi d’aide-soignante pour s’impliquer totalement dans le domaine, et désormais prodiguer ses soins au vignoble. Sa philosophie humaniste se transpose sur leur terroir. « La vigne, c’est comme des enfants, il faut les façonner », déclare-t-elle en veillant notamment à adapter la taille à chaque pied.
Toujours audacieux, parfois disruptif, le binôme réalise un essai et déploie des bâches au pied des vignes d’une de leur parcelle, pour améliorer la maturité de leurs raisins. Sanctionnés par les autorités d’agrément, le vin produit sur cette entité doit être déclassé en appellation très générique « Vin de France ». Le duo baptise le nectar qui en est issu « L’Interdit de V… d », dont l’intrigue va exciter les acheteurs.
Robert Parker commente la démarche du domaine : « Valandraud symbolise ce qui peut être fait à Bordeaux, lorsque les limites pour atteindre la qualité sont poussées à leur maximum. », et qualifie affectueusement Jean-Luc de « Bad Boy », pour son esprit audacieux. La légende est en marche et leur réussite fait des émules.
Dans leur sillage, d’autres « Vins de Garage » font leur apparition au sein de l’appellation, notamment les Châteaux Gracia, Croix de Labrie, ou encore le Dôme. Les parrains du mouvement garagiste qualifient ceux-ci de « vins de garage canal historique », car ils opèrent avec peu de moyens. Par ailleurs, des investisseurs plus fortunés se servent de cette approche, convaincus qu’elle permet de produire le meilleur vin possible. Et créent ex-nihilo leur cru tels que Marojallia (à Margaux), ou bien La Violette (à Pomerol), par exemple. Enfin, la rigueur de leurs travaux va infuser jusqu’à l’ensemble de la région et des Grands Crus, qui adoptent les préceptes dont les garagistes furent à l’origine. « Il a contribué à révolutionner Bordeaux », déclare Jean-Michel Cazes du Château Lynch-Bages, à Pauillac.
Surfant sur la dynamique du succès, Jean-Luc et Murielle poursuivent leur développement, à Saint-Emilion et au-delà des frontières de la juridiction. Jean-Luc dispense ses conseils en tant que consultant et, en boulimique du travail, fait l’acquisition de sept autres propriétés, à Saint-Emilion (Clos Badon et Château Bel-Air-Ouÿ), Pomerol (Clos du Beau-Père), Lalande de Pomerol, Margaux ou encore dans le Roussillon. Le Château Valandraud s’étend également et installe son chai, modernisé et confortable, sur le plateau de Saint-Etienne de Lisse.
Oublié du classement de Saint-Emilion en 2006, il reçoit le titre de Premier Grand Cru Classé en 2012, 20 ans environ après sa naissance. Un couronnement express, dans un milieu où le temps long et l’expérience s’avèrent nécessaires pour faire ses preuves. Un adoubement exceptionnel, illustrant qu’une création récente pouvait rejoindre l’élite viticole, façonnée au cours des siècles, à notre époque moderne. La rançon d’efforts titanesques, certes, mais aussi la découverte d’un terroir insoupçonné sur ces terres, jusqu’alors très discrètes.
Car sans cela, les vins n’auraient jamais pu être aussi complexes, charmants, ni conserver d’excellentes aptitudes au vieillissement, démontrées par les dégustations verticales récentes.
Une nouvelle ère
En 2021, Valandraud ouvre une nouvelle ère de son histoire, en inaugurant son chai bioclimatique. Ecrin magnifique, celui-ci surplombe le vignoble tel un navire amiral, parfaitement intégré et ouvert sur son environnement. Bien que l’édifice soit devenu somptuaire, l’esprit garagiste, attaché à une attention extrême portée à la vigne et aux vins, imprègne toujours les lieux. Fort de cette dynamique perpétuelle, initiée dans un garage, Jean-Luc et Murielle peuvent ainsi espérer de nouveaux lendemains qui chantent.
Ronan LABORDE